Barrages, écluses, seuils, moulins… Ils sont 77 950 ouvrages divers à nuire à la continuité écologique des cours d'eau ! Des ouvrages soigneusement répertoriés par le Référentiel national des obstacles à l'écoulement (ROE), la banque de données mise sur pied par l'Onema. « Ces ouvrages génèrent des perturbations, plus ou moins importantes selon leur hauteur, leur emplacement, de l'embouchure à la source du cours d'eau, et selon leur éventuel effet cumulé, rappelle Bernard Rousseau, pilote du Pôle eau de France nature environnement. Un impact important sur un cours d'eau peut ainsi résulter d'un unique ouvrage très pénalisant, comme de la succession de petits ouvrages individuellement de faible impact. » Cette fragmentation des écosystèmes aquatiques est identifiée comme un facteur de risque de non atteinte du bon état imposé par la directive-cadre pour l'eau pour 2015 (ou par dérogation pour 2021, voire 2027).
Plusieurs législations successives ont convergé ces dernières années en faveur de la restauration de la continuité écologique des cours d'eau : la DCE, la loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006 (Lema), les lois Grenelle 1 et 2 (et leurs dispositions relatives à la Trame verte et bleue), et la stratégie nationale pour la gestion des poissons migrateurs (laquelle intègre le plan national de gestion de l'anguille adopté par la France conformément à la mise en œuvre d'un règlement européen de 2007). Cette évolution est le fruit d'une prise de conscience des impacts, lourds et multiples, des ruptures de continuité des rivières. En matière d'écoulements et de modification du régime hydrologique, le phénomène génère des altérations de la ligne d'eau et de la pente naturelle, ralentit et uniformise l'écoulement, est à l'origine de modifications de température, d'augmentation de l'eutrophisation. Il peut entraîner un débit réduit à l'aval de l'ouvrage, assorti parfois de brusques variations (éclusées), et à l'inverse, il augmente les hauteurs d'eau en amont de l'obstacle, conduit à l'immersion des berges, à l'élargissement plus ou moins important du cours d'eau selon la hauteur de l'ouvrage, etc. Les sédiments charriés par les rivières se trouvent fréquemment piégés par ces obstacles, déséquilibrant la dynamique de cours d'eau et impactant la morphologie du lit. On assiste alors à l'érosion de celui-ci en aval de la retenue, parfois jusqu'à l'enfoncement (risque de déchaussement de ponts et autres ouvrages d'art), et à la disparition des substrats favorables à la vie et à la reproduction des espèces aquatiques.
Enfin, bien évidemment, le déplacement des poissons est impacté par la segmentation du cours d'eau. Indicateur privilégié de cette dégradation : le déclin des grandes espèces migratrices vivant alternativement dans les eaux douces et dans les eaux salées (anguilles, saumons, aloses, lamproies…). Leur progression vers les lieux de croissance ou de reproduction est devenue très difficile, voire totalement impossible. Le saumon sauvage a ainsi quasiment disparu de la plupart des grands fleuves français.
Face à ce constat, en novembre 2009, la secrétaire d'État chargée du Développement durable a lancé un plan d'action national pour la restauration de la continuité écologique des cours d'eau. Ce plan visait l'effacement ou l'arasement des ouvrages n'ayant plus d'usage économique avéré et des solutions de gestion ou d'aménagement pour ceux en ayant conservé un. L'un des piliers de ce programme résidait dans le renforcement de la connaissance (avec notamment la mise en place du fameux ROE, accompagné d'une évaluation de l'impact de chaque obstacle sur la continuité écologique). « Un travail très important a été mené de ce point de vue : d'une estimation initiale de 60 000 ouvrages, on est ainsi passé au chiffre de 77 950, relate Alexis Delaunay, directeur du contrôle des usages et de l'action territoriale à l'Onema. Ont été inscrits dans cette liste, au-delà des seuils et des barrages, un certain nombre de ponts routiers qui font obstacle à la continuité, du fait de busages, de tirants d'eau très faibles, etc. La moitié des ouvrages recensés font moins de deux mètres de haut. »
L'une des ambitions du plan était de définir des priorités d'intervention par bassin, partagées par l'ensemble des services de l'État et des établissements publics et de réviser les 9e programmes des agences de l'eau, en cours à l'époque. Objectif : l'aménagement ou l'effacement sur le territoire national de 1 200 ouvrages prioritaires avant la fin 2012, puis de 2000 avant fin 2015. Ce chantier dit des « ouvrages Grenelle » a constitué une sorte de première marche de la politique nationale de restauration de la continuité. « L'objectif fixé pour 2012 a été atteint et dépassé, avec l'aménagement de 1 377 ouvrages sur la période considérée, indique Alexis Delaunay. La dynamique et le rythme d'aménagement ont connu une progression régulière : 388 ouvrages aménagés avec l'aide des agences de l'eau en 2012, 381 en 2011, contre 238 en 2010. »
Le thème est, depuis, devenu l'une des priorités des agences de l'eau, dans le cadre du 10e programme (2013-2018) : augmentation des enveloppes qui y sont consacrées, révision à la hausse des taux de subventions, volonté de démultiplier les relais sur le terrain en mobilisant différents partenaires (EDF, fédérations de pêche, collectivités, etc.). « L'agence Rhône-Méditerranée et Corse a consacré en 2013 plus de 20 millions d'euros à la restauration de la continuité », détaille Nathalie Saur, experte pressions sur les milieux à la direction des Interventions et actions de bassin de l'agence. Le coût moyen par opération se situe autour de 250 000 euros, avec toutefois un grand écart, jusqu'à un facteur 100, entre les projets soutenus. L'objectif de l'agence est l'aménagement ou la suppression de six cents ouvrages en six ans.
Concernant le niveau d'engagement des travaux, il faut toutefois reconnaître que des bassins sont plus à la peine que d'autres. « Dans certaines zones, une accélération est nécessaire, reconnaît Alexis Delaunay. Les retards sont dûs principalement aux délais importants de réalisation des projets (difficulté à passer du stade de l'instruction à celui de la réalisation) et au contexte ayant entouré le classement des cours d'eau. »
En effet, entre temps, un changement important est venu perturber un peu la lisibilité du dispositif des « ouvrages Grenelle » : il s'agit de la révision du classement des cours d'eau. La loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006 a réformé les anciens classements issus de la loi de 1919 (tels les « rivières réservées » sur lesquelles tout nouvel ouvrage à vocation hydroélectrique était interdit) et de l'article L432-6 du Code de l'environnement (rivières classées « échelles à poissons » sur lesquelles tout nouvel ouvrage devait être équipé de dispositifs de franchissement). La volonté était d'aligner ces outils réglementaires par rapport aux objectifs de la DCE.
La procédure a été un peu longue (près de deux ans) avant la publication, à l'été 2013, des arrêtés classant les cours d'eau en deux listes. La liste 1 correspond aux cours d'eau en très bon état écologique, à préserver : aucune autorisation ne peut y être accordée pour la construction de nouveaux ouvrages constituant un obstacle à la continuité écologique. La liste 2 concerne les rivières à restaurer : elle implique une obligation d'assurer le transport des sédiments et la circulation des poissons migrateurs. Cette obligation s'applique à 19 105 ouvrages barrant les rivières en liste 2, qui devront être mis en conformité au plus tard pour 2018. « Les dispositifs “ouvrages Grenelle” et “liste 2” ont l'air de se chevaucher, mais en fait, ils s'inscrivent dans la continuité : il s'agit d'un passage de relais, en termes d'outil, sur la base d'une philosophie commune », décrypte Nathalie Saur. Les ouvrages fléchés « Grenelle », qui n'ont pas encore été aménagés, se retrouvent en effet dans la liste de ceux devant être mis en conformité au titre du classement des cours d'eau en liste 2. « Dans cette progression des politiques, ce qu'il faut retenir, c'est que l'on change de braquet, ajoute Nathalie Saur. La marche est haute car il y aura, sur certains bassins-versants, énormément d'ouvrages à traiter. Il conviendra de hiérarchiser et de prioriser l'attribution des aides des agences, en fonction de l'intérêt des milieux qui pourront ainsi être “débloqués” et en fonction aussi, probablement, de la difficulté, sur certains secteurs, à trouver des maîtres d'ouvrage pour porter les projets. L'obligation réglementaire est en tout cas l'atout majeur de ce nouvel outil : les propriétaires sont en train de recevoir les notifications de la part des préfets. » Certains vont être surpris : beaucoup de propriétaires de moulins, par exemple, n'ont souvent même pas conscience qu'ils possèdent un tel ouvrage et qu'ils ont des responsabilités à son égard.
D'un point de vue technique, les solutions commencent à être bien connues : elles vont du démantèlement d'un ouvrage pour un effacement complet, à l'abaissement de sa hauteur, la création d'une brèche permanente, l'ouverture des vannes, l'installation d'un dispositif de franchissement. Elles peuvent aussi consister à laisser un seuil s'effondrer naturellement, en prévenant les éventuelles conséquences indésirables (embâcles, effondrements de berges). Plus que technique ou financier, le défi de la restauration de la continuité écologique réside dans sa mise en œuvre. La difficulté est de trouver des porteurs de projets, dotés des compétences nécessaires (pour gérer les aspects fonciers, administratifs, etc.), et dans le même temps, d'assurer la cohérence entre les opérations à l'échelle d'un cours d'eau ou d'un bassin-versant. « Il est important d'articuler les actions sur les obstacles implantés en cascade : en privilégiant la concertation entre l'administration et les maîtres d'ouvrage potentiels, en faisant en sorte qu'une collectivité, un EPCI, un syndicat de bassin joue un rôle coordinateur, par exemple en réalisant les études… », suggère Alexis Delaunay.
L'autre enjeu majeur est celui de l'acceptabilité : les actions visant à restaurer la libre circulation se heurtent sur le terrain à des incompréhensions, voire à des oppositions. Les ouvrages ont été construits à l'origine pour les besoins de la navigation, de la production d'énergie, pour protéger des prises d'eau ou créer des plans d'eau, mais les deux tiers au moins n'ont plus aucun usage. Ils posent en outre des problèmes d'entretien et compte tenu de leur état de dégradation, soulèvent même parfois des enjeux de sécurité publique. Malgré cela, ils façonnent un paysage auquel les gens sont attachés. Les riverains ne veulent pas voir disparaître des étendues d'eaux miroirs, souvent jugées plus esthétiques qu'une rivière naturelle. Ils craignent aussi les variations de niveaux d'eau : le retour à une nature plus vivante, moins disciplinée, est source d'inquiétude. « Ce n'est pas une problématique franco-française, précise Alexis Delaunay. Tous nos voisins européens sont confrontés à cette même situation : tous ont sous-estimé, globalement, la question de l'acceptabilité par les riverains des travaux de restauration écologique. »
La suppression du barrage de l'Ayrette, sur le Rec Grand, dans l'Hérault (34), illustre ces difficultés. Cet ouvrage de 26 mètres de haut constituait une réserve en eau, mais des problèmes de qualité, de quantité, ainsi que les contraintes importantes de surveillance et d'entretien ont conduit le syndicat d'eau qui en est le maître d'ouvrage – le SIAE de la vallée du Jaur – à trouver une ressource en eau alternative. L'usage initial étant perdu, le barrage s'est dégradé pendant plusieurs années. « Tout le monde s'est mis autour de la table et collectivement, le choix de la destruction est apparu comme le plus raisonnable, faute d'arriver à trouver des usages alternatifs viables. Le cours d'eau est classé réservoir biologique et il y avait un intérêt piscicole », décrypte Laurent Rippert, directeur du Syndicat mixte des vallées de l'Orb et du Libron. L'opposition au projet fut assez forte et les réunions publiques houleuses. Mais l'ouvrage était dangereux, le SIAE devait prendre des mesures. En mai 2013, peu avant les travaux, la presse locale titre sur le « barrage condamné », et décrit le « triste spectacle du lac vidé », comme une verrue dans un écrin de verdure, avec « ses airs de cuvette boueuse ». Depuis, le barrage a été dynamité, ainsi qu'un seuil situé en amont. Des mesures de réduction des impacts ont été prises pour que les matériaux ne risquent pas d'endommager les frayères en aval. Le montant des travaux s'élève à près de 600 000 euros HT, financés à 80 % par des aides de l'agence de l'eau et du Département. Un inventaire annuel permettra, dès l'été 2014, d'évaluer comment la nature a repris ses droits.
L'espoir est d'égaler le succès de l'effacement du barrage de Kernansquillec sur le Léguer, dans les Côtes d'Armor : une réussite éclatante, tant au plan environnemental qu'humain. Ce barrage d'une hauteur de 15 mètres alimentait à l'origine une papeterie en électricité : l'usine fermée, l'usage avait disparu, puis l'ouvrage était devenu dangereux. Malgré cela, les habitants de la vallée, très attachés à ce témoin du passé (à la fin des années trente, la papeterie faisait vivre un millier de personnes et était l'une des principales entreprises du département), refusaient sa destruction. La mobilisation des acteurs locaux ayant réussi à lever une partie des oppositions, le démantèlement a eu lieu en 1996. Depuis, l'écosystème s'est régénéré, la rivière a retrouvé son lit et ses méandres, de nombreuses essences végétales ont colonisé les vastes terrasses jadis noyées sous les eaux, freinant ainsi l'érosion. Les saumons, les truites et des loutres sont revenus. La vallée a repris vie, grâce à des prairies restaurées, exploitées comme site d'estive par des agriculteurs bio (le pâturage extensif entretient le site), et à la fréquentation des sentiers de randonnée qui comptent aujourd'hui parmi les plus beaux de Bretagne.