Ce feuilleton a animé le monde de l'eau depuis avril 2013, date de l'adoption de la loi Brottes. Jusque-là, les distributeurs d'eau pouvaient couper l'eau des usagers en cas d'impayés, à l'exception des bénéficiaires du Fonds de solidarité au logement (FSL). La loi Brottes interdit toute coupure d'eau dans les résidences principales. Une information qu'a relayée la fondation France Libertés aux familles en difficulté. « Nous avons été surpris de constater que des foyers pourtant bénéficiaires du FSL avaient déjà subi des coupures. La loi Brottes a permis de mettre en lumière des pratiques hallucinantes », s'insurge Emmanuel Poilane, directeur de la fondation qui a enregistré près de 800 témoignages. France Libertés a lancé alors plusieurs actions en justice qui ont abouti à des jugements défavorables pour les distributeurs privés comme Suez, Veolia ou la Saur, mais aussi des régies comme Noréade.
La Saur avait deposé une question prioritaire de constitutionnalité pour clarifier un flou juridique que dénonçaient les distributeurs d'eau. « Il n'était pas du tout évident que l'interdiction s'étende au-delà des personnes en situation de précarité », selon Michel Desmars, chef du département cycle de l'eau à la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR). En effet, les distributeurs défendaient le fait de pouvoir différencier les personnes en difficulté des mauvais payeurs. « Depuis la décision du Conseil constitutionnel, tout est devenu plus clair sur le plan juridique même si nous pensons que cette loi aura des répercussions préjudiciables », ajoute Michel Desmars.
En mai, le Conseil constitutionnel a en effet tranché et débouté la Saur. La loi Brottes est validée. Et le rejet d'amendements, comme celui autorisant la diminution de débit, proposé dans la loi sur la transition énergétique, sonne la fin du combat législatif. Les mois à venir serviront de test pour mesurer l'application de la loi et ses conséquences sur les services publics d'eau potable. À la Fédération professionnelle des entreprises de l'eau (FP2E), on prédit une explosion des impayés. « Représentant actuellement 0,8 % du chiffre d'affaires en gestion déléguée, le taux d'impayés pourrait atteindre 5 voire 10 %. Et tous les usagers en feront les frais. Nous sommes tous d'accord pour dire qu'il faut protéger les plus démunis, mais le droit à l'eau ne doit pas vouloir dire droit à ne pas payer l'eau », avance Tristan Mathieu, son délégué général. Il prend l'exemple du Royaume-Uni. Alors que les coupures d'eau y sont interdites depuis 1999, le taux d'impayés pour l'eau est neuf fois supérieur à celui du gaz ou de l'électricité où les coupures sont autorisées.
Cette pratique reste en effet un moyen peu coûteux de mettre fin à des impayés. « Il y avait très peu de coupures réelles, en particulier dans les services gérés en régie. La menace de couper l'eau était suffisante dans 90 % des cas pour régler les impayés. Désormais, cela sera compliqué », commente Michel Desmars. Car les procédures de recouvrement sont souvent plus onéreuses que le montant des factures de quelques centaines d'euros au plus. Cela générera-t-il une augmentation du prix de l'eau ou une baisse des investissements dans les réseaux ? Pour Emmanuel Poilane, « l'impact économique est peut-être réel mais il ne doit pas justifier des pratiques illégales. Il faut protéger l'accès à l'eau des plus démunis. Couper l'eau est un défaut de mise en œuvre du service public ». Devant le tollé médiatique suscité par les procès, certains gestionnaires de services d'eau comme Suez et Noréade ont revu leurs pratiques, et même cessé de couper l'eau. « Certains cas ont montré qu'il fallait remettre à plat nos procédures de recou-vrement », reconnaît Tristan Mathieu. En cause notamment, des services clients centralisés et parfois éloignés des usagers mais aussi une méconnaissance de la situation des abonnés. « Les services d'eau publics ou privés n'ont pas accès aux informations détenues par les organismes sociaux couverts par le secret », rappelle ainsi Michel Desmars. Les discussions engagées entre associations, FNCCR et FP2E sur le recouvrement des factures pourraient reprendre cet automne. De son côté, le Comité national de l'eau (CNE) compte suivre l'impact de l'interdiction.