Autrefois matière première, avant de basculer dans la catégorie déchet, les sédiments veulent retrouver leur statut de ressource. Ces dépôts de matières s’accumulant dans les ports et les voies navigables causent bien des difficultés aux gestionnaires maritimes et fluviaux. Alors que les coûts d’enfouissement augmentent de façon exponentielle, ces matières lourdes, difficiles à transporter, peuvent espérer une voie de sortie. Des initiatives émergent, notamment dans les domaines des éco-matériaux, de l’aménagement, de l’agriculture, et du génie civil.
30 millions de tonnes : c’est le volume de sédiments dragués par l’ensemble des ports de France, pour qui l’accessibilité des chenaux et bassins est primordial. « A ce jour, 90 % sont immergés en mer et 10 % sont traités à terre. Cette gestion pèse lourd sur le budget et nécessite des exutoires moins coûteux », croit Lucie Trulla, représentante de l’Union des ports de France (UPF). Le gisement est donc bien là. Il faut désormais « aller plus loin ». Si Philippe Vasseur, président de la mission rev3, rappelle l’existence de dix grands chantiers structurants engagés dans l’économie circulaire et faisant appel aux sédiments, la demande est encore faible. « Ce sont les maîtres d’ouvrages qui porteront cette demande de valorisation des sédiments », insiste-t-on chez Voies navigables de France (VNF) qui retire 600.000 m3 de sédiments chaque année sur un réseau de 6.700 km. VNF s’est d’ores et déjà attelé à l’élaboration d’un guide juridique et technique destiné aux donneurs d’ordres. Du côté de l’UPF, c’est la sortie du statut de déchet du sédiment qui est prioritaire. « Cette décision pourrait ouvrir des possibilités dans les filières de valorisation agricoles », explique Lucie Trulla. Et pour changer les mentalités, comptons sur l’IMT Lille-Douai : en plus de sa chaire EcoSed 4.0, témoignant de 20 ans d’expérience dans les sédiments, l’établissement a inséré les sédiments de chantiers dans son cahier des charges.
Le génie civil, une destination finale privilégiée
VNF valorise la majorité de ses sédiments dragués dans le réaménagement de carrières. Mais c’est en 2013 qu’un projet de R&D a été mis en place validant l’accueil technique et environnemental des sédiments par la filière béton. « La démarche "Sédimatériaux", aujourd’hui certifiée et validée par les scientifiques, a permis de développer 15 filières opérationnelles dont celle du béton qui s’est aussi avérée la plus probante », indique Marion Delplanque, chargée de mission sédiments chez VNF. Le gestionnaire a expérimenté en phase laboratoire l’enrochement en béton classique (peu convaincant), puis en 2015, le matelas gabions et les poutres de couronnement en béton sédimenté pour le maintien des berges. Ce n’est qu’en 2018 que VNF est parvenu à obtenir des bétons sédimentés similaires aux bétons classiques, affichant des performances de l’ordre de 30 MPa.
« Le plus de ce projet est qu’il est rentable aussi bien pour VNF que pour l’industriel, observe la responsable. La prochaine étape consiste en la mise en place d’installations de transit et une incitation financière à destination des industriels ». Au Grand Port maritime de Dunkerque, 1 cm de sédiments se dépose chaque jour, et 5 millions de m3 sont ôtés de l’eau chaque année. « Nous faisons face à deux problématiques : la vase et les sables, intervient Pascal Grégoire, son responsable environnement.
Une fois stockées à terre, lorsqu’elles ne sont pas simplement immergées, nous les commercialisons. Les coûts sont quatre fois plus élevés mais vite amortis. Une autre voie de valorisation consiste à stabiliser les plages et littoraux dans une logique d’économie circulaire locale ». Dans le port de Rouen, 4,5 millions de m3 de sédiments dragués tous les ans sont essentiellement marins. 350.000 m3 sont d’eau douce. La plupart sont valorisés en limoneux en ballastières (1,4 million de m3 entre 2012 et 2018) ou en sables dans des chambres de dépôt. « Une opération à Yville-sur-Seine a donné lieu à la recréation de zones humides tourbeuses sur le site d’une ancienne carrière caractérisées par des plans d’eau », retrace Sandrine Samson, cheffe du service environnement du Grand Port Maritime de Rouen.
Carrières et voiries prennent leur part
Chez EDF, les 460.000 tonnes de sédiments retirées tous les ans sont responsables de pertes de production et créent des risques d’inondation autour des ouvrages hydroélectriques. « Si la majorité est remise en aval, nous nous sommes fixés un objectif de valorisation de 90 % », pointe Emmanuel Branche, ingénieur référent environnement industriel d’EDF. 400.000 tonnes de sédiments grossiers finissent ainsi chez les carriers.
Lille Métropole étudie quant à elle la valorisation des sédiments fluviaux dans les travaux publics au travers de chantiers tests. « Nous avons élaboré un coulis autocompactant de remblais de tranchée d’assainissement intégrant 20 % de sédiments, coulé à Bondues dans le cadre de la mise en œuvre d’une canalisation en grès de diamètre 500 mm », décrit Nicolas Prud’homme, ingénieur expert génie civil à la Métropole Européenne de Lille.
La démarche « Sédimatériaux »
Impulsée par la région Hauts-de-France, avec le soutien du Centre de développement des éco-entreprises (CD2E) et de l’IMT Lille-Douai, la démarche « Sédimatériaux » est aujourd’hui une méthodologie de référence en France de valorisation des sédiments portuaires et fluviaux. Elle permet de produire les données utiles à l’évolution du cadre règlementaire et aide les donneurs d’ordre à innover en réalisant des ouvrages à base de sédiments de dragage. L’objectif est bien de favoriser l’émergence d’une filière industrielle et d’outils. « En phase opérationnelle en 2019, nous espérons un nouveau cadre règlementaire pour 2023 », précise Patrice Maurel, responsable de projet à la Région Hauts-de-France. En attendant, seize projets ont été retenus dans pas moins de vingt applications. Onze sont en cours d’expérimentation et huit, en montage. Avec le projet « Sedicim », Eqiom travaille à la fabrication de nouveaux liants hydrauliques à base de sédiments, de sorte à préserver les ressources naturelles et à limiter la production de clinker. « Le ciment ayant besoin de matières premières très stables, le projet passe par des phases de caractérisation des sédiments, d’essais mécaniques et environnementaux de laboratoire, et de réalisation de planches et de pilotes industriels. Avec les sédiments, la consistance de la "pâte" de ciment n’a pas la même fluidité », rappelle François Marois, secrétaire général d’Eqiom.
Dans le même domaine, Ecocem a conçu un liant qui va permettre de valoriser les sédiments. « Ce matériau est à la fois résistant aux sulfates et chlorures, garantit une haute résistance mécanique, et évite 95 % de relargage des polluants », assure Samy Dreux, chargé d’affaires. Le procédé a été testé dans le cadre d’une extension portuaire de 2.500 m², où ont été recyclés sans prétraitement 15.000 m3 de sédiments portuaires non immergeables, pompés à proximité, dans un liant riche en Ecocem. Au travers du projet « Sediasphalte », l’intérêt est d’étudier la faisabilité technico-économique de la valorisation des sédiments de dragage en tant que substitut au sable ou au filler pour la fabrication d’asphalte d’étanchéité. « Nous développons un traitement par bactérie pour éliminer les 10 % de pollution inhérents à l’insertion des sédiments dans la construction, afin d’aboutir sur la création d’asphaltes de trottoirs ou de mastics destinés aux enrochements, explique Francis Grenier, PDG de Nord Asphalte. L’objectif est de garantir l’étanchéité des ouvrages d’art ; les bureaux d’études et assureurs nécessitant des garanties décennales ».
Composites et biomasse
Une des originalités de la chaire Ecosed (pour ECOnomie circulaire des SEDiments) fondée par l’IMT Lille-Douai, est bien la pluridisciplinarité des recherches menées. L’une d’entre elles porte sur la fabrication de matériaux composites jusqu’à 100 % recyclés, avec des quantités plastiques réduites, en intégrant des charges minérales dans des composites. L’étude, baptisée « Sédiplast », a permis la création d’une matière à base de 80 % de sédiments, mélangés avec des plastiques issus du tri des déchets ou de résine. Le liant plastique peut être refondu et la pièce remoulée pour un usage identique. En parallèle, l’initiative « Sédimatériaux » fait des petits, notamment autour de la Méditerranée, et plus particulièrement en Italie, où une large de gamme de sédiments dragués est testée sur six sites. « Nous avons découvert des sédiments intégrant la présence de biomasse, d’une algue, en réalité, appelée posidonie, pointe Jacques Méhu, directeur scientifique à l’INSA Lyon. Dans les laboratoires du Distav, à Gênes, on fait appel à la pyrogazéification, avant la fabrication de pellets destinés aux chaudières biomasse ».
Valorisation agronomique
A cheval sur les domaines du génie civil et de la valorisation paysagère, le projet Val’agro offre de nouvelles perspectives de valorisation des sédiments. Il s’est donné pour but de favoriser la valorisation agronomique en support de végétalisation des sédiments fluviaux non inertes non dangereux. Après une première phase de caractérisation, chaque lot de sédiments a été préparé pour sa structuration et sa décontamination (amendement en compost, phase de retournement pour aération et séchage, bio-traitement etc), ceci afin de pouvoir réutiliser les lots sur des surfaces pilotes de 10 m² qui valideront par la suite l’innocuité environnementale ainsi que la capacité du sédiment à engendrer de la végétation. « L’idée est de recréer une terre végétale à partir d’un matériau inerte dans les friches industrielles ou en couverture d’installations de stockage de déchets, résume François Foucart, directeur matériaux de Beaudelet. Une planche d’essai est actuellement en cours : des choux chinois feront office de bio-indicateur quant à la "viabilité" de cette terre ». Cette même voie est suivie par la Chambre d’agriculture de la Charente-Maritime au travers du projet VASC (valorisation agronomique des sédiments de la Charente), à l’origine de la récupération de 600.000 m3 de sédiments, issus du curage de la Charente, et de 150.000 m3 de matériaux récupérés après nettoyage du canal de Marans. « Trois essais expérimentaux sont actuellement menés avec des proportions variables de sédiments. Ils observent la réorganisation du sol suite à l’apport de sédiments », explique David Julien, chargé d’études en agronomie et recyclage. Dans un monde idéal, le procédé pourrait participer à améliorer la qualité et la quantité des sols, dans une logique de hausse du potentiel et du rendement des cultures.