Edith Martin, Global Biodiversity Lead chez Quantis. Crédit : DR
La cinquième des neuf limites planétaires critiques, seuils en deçà desquels l’humanité peut survivre et prospérer, vient d’être franchie. Les scientifiques continuent d’alerter en appelant à un changement fondamental dans la façon dont nous cultivons, gouvernons, produisons et consommons. Edith Martin, Global Biodiversity Lead au sein du cabinet de conseil en développement durable Quantis, revient sur les pratiques que les entreprises pourraient prendre en compte pour mieux intégrer le volet biodiversité dans leur stratégie.
La vie est partout et est une, sinon la, pierre angulaire de notre économie. Si vous prenez quelques secondes pour réfléchir à ce que la vie des autres êtres vivants vous apporte, vous allez vite vous rendre compte que tout ce que vous mangez et portez sont issus d’êtres vivants. Sans eux, vous aurez aussi de grandes difficultés à respirer (le cycle de l’oxygène est fortement dépendant de la photosynthèse et donc des végétaux).
Paradoxalement, cette vie qui sert à notre propre existence et à nos modes de vie, nous la détruisons en silence. « Crise biologique » ou encore « sixième extinction de masse » : quel que soit le nom qui lui est donné, l’effondrement toujours plus rapide de la biodiversité a déjà (cf. crise COVID 19) et aura de dangereuses répercussions sur la résilience de nos écosystèmes, ainsi que sur la santé et la sécurité humaines.
Le changement climatique est aujourd’hui largement connu et beaucoup d’entreprises se sont saisies du sujet. La science est très claire sur les chemins à suivre et il existe de nombreux outils homogènes pour comprendre, mesurer et réduire les émissions pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°C. La biodiversité quant à elle est par nature complexe, et si la science est unanime sur le fait qu’elle est en danger et sur les causes de l’extinction (l’activité humaine), elle l’est beaucoup moins sur les différents chemins à prendre pour limiter la casse. De plus, l’extinction est multifactorielle et cela rend encore plus complexe de comprendre, mesurer et réduire pour une entreprise son impact sur la biodiversité.
Résultat : l’action des entreprises en faveur de la biodiversité en est là où la stratégie climatique en était il y a une vingtaine d’années : à ses balbutiements. Pourtant, climat et biodiversité sont intimement liés, et nous n’avons pas le loisir d’attendre.
Pourquoi la biodiversité conditionne l’activité économique
Tout d’abord, il est fondamental de comprendre que la biodiversité et la réussite - voire la survie - d’une entreprise vont souvent de pair. Une étude de Swiss Re Institute estime que plus de la moitié du PIB mondial dépend de la bonne santé de la biodiversité et de la performance des services écosystémiques. La chute libre de cette dernière est donc une mauvaise nouvelle pour la résilience et la pérennité du tissu économique.
Un scénario selon lequel les industries exploitant les ressources continueraient de traiter leurs affaires courantes comme si de rien n’était, est totalement illusoire. Et cela peut être rendu tangible. Très vite. Ainsi, 73 % des fibres naturelles consommées par l’industrie textile est produit par une seule espèce de coton (alors qu’il en existe plus de 50), or en 2040, les zones où sont cultivées le coton seront exposées à un risque élevé de changement climatique (avec des températures supérieures à 40°C), faisant ainsi du coton l’une des commodités les plus en danger de nos modes de consommation.
Par quoi commencer ? Bon nombre d’entreprises se concentrent sur des matières premières ou des espèces emblématiques ou symboliques qui présentent des risques pour la réputation d’une marque. Cette approche à court terme, « marketée » et désuète est souvent réactionnelle et déconnectée de toute autre initiative durable. Les entreprises passent alors à côté de points chauds cruciaux dans leur chaîne de valeur et manquent les facteurs sous-jacents qui mettent leurs activités en péril. Or, comme pour la stratégie climatique, il faut envisager une approche systémique globale, pertinente, alignée sur la science, et ancrée dans une stratégie d’entreprise.
D’abord, chercher à évaluer son impact sur la biodiversité
Diverses méthodes et techniques d’évaluation ont vu le jour. On en compte plusieurs centaines et le projet ALIGN vise aujourd’hui à aligner les différentes méthodes pour les entreprises.
Ce qui est important, c’est que la méthode puisse considérer l’ensemble de la chaîne de valeur de l’entreprise, car les impacts ont souvent lieu dans la chaîne d’approvisionnement, et qu’elle considère les cinq causes de l’érosion de la biodiversité listées par l’IPBES. Les analyses du cycle de vie (ACV) qui étudient l’impact sur le changement climatique, l’épuisement des ressources en eau, les émissions polluantes et l’utilisation des terres à l’échelle d’une entreprise (et non d’un produit) sont un outil puissant. Elles permettent aux entreprises d’appréhender leur impact sur l’ensemble de la chaîne de valeur, de recenser les matières premières et les activités qui ont la plus grande incidence sur la nature, ainsi que de définir leur incidence géographique.
Avec cette ligne de départ, il est alors possible de mettre au point l’approche idéale et les méthodes à utiliser, par exemple des initiatives spécifiques au terrain, une stratégie d’engagement de la part des fournisseurs, ou le grand plongeon dans une problématique spécifique, telle que la santé des sols. Des ateliers ou formations peuvent également s’avérer cruciaux pour motiver les parties prenantes internes à prendre part à l’initiative.
Ensuite s’appuyer sur des initiatives reconnues
Lorsque l’initiative Science Based Targets a été lancée en 2015, elle a servi de catalyseur pour une nouvelle référence en matière de stratégie climatique. Son pendant, le Science Based Targets for Nature devrait bientôt avoir le même effet dans le cadre de la préservation de la biodiversité avec l’opportunité inouïe de pouvoir contribuer à inverser la destruction de la nature et à la régénérer. Grâce à une analyse d’impact sur la biodiversité, les entreprises seront alors armées pour fixer leurs objectifs et avancer dans l’élaboration d’une stratégie fondée sur la science en matière de biodiversité.
Par ailleurs, de nouvelles initiatives de collaboration mettent la biodiversité à l’ordre du jour, à l’instar de la Commission européenne dans le cadre de la campagne Business et Biodiversité. En septembre 2020, un nombre record d’entreprises, cumulant un chiffre d’affaires de 4 billions de dollars, a également répondu à l’appel à l’action de la coalition internationale Business for Nature, qui a pour but d’enjoindre aux gouvernements d’adopter des politiques visant à inverser la destruction de la nature d’ici la fin de cette décennie.
En attendant donc qu’une norme globale soit instaurée, rien n’empêche les entreprises de se saisir du sujet et de trouver des solutions là où elles existent déjà pour avancer dans la prise en compte de la biodiversité sur l’ensemble de sa chaîne de valeur et viser des résultats à la hauteur des enjeux.