Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Plus d’un demi-siècle après la publication du rapport Meadows, la sobriété est de plus en plus reconnue comme un levier important pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Le dernier rapport de synthèse du GIEC, publié en 2023, en fait mention pour la première fois.
Cependant, malgré cette reconnaissance croissante, la plupart des scénarios visant à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 reposent encore largement sur des changements technologiques, dans tous les secteurs de l’économie : électricité, industrie, bâtiment, transports, agriculture. Celui de l’Agence Internationale de l’Énergie préconise ainsi de remplacer les centrales thermiques par des énergies renouvelables, de déployer des systèmes de capture et de séquestration du carbone, et d’améliorer l’efficacité énergétique dans les transports, le bâtiment et l’industrie.
Dans ce contexte, l’innovation joue un rôle important, car elle permet de réduire le coût des technologies bas carbone existantes et de favoriser l’émergence de nouvelles solutions. Le coût de production d’un watt grâce aux panneaux solaires a ainsi été divisé par plus de 20 depuis 2000, en grande partie grâce aux efforts de recherche et développement (R&D) ayant permis d’améliorer le rendement énergétique des cellules photovoltaïques.
Cependant, de nombreuses technologies nécessaires pour atteindre les objectifs de neutralité carbone présentent encore des coûts trop élevés. D’où la nécessité de poursuivre les efforts d’innovation dans cette direction. Or, comme nous l’avons évoqué dans nos travaux de thèse, l’innovation verte a connu un net ralentissement au cours de la dernière décennie.
Un recul paradoxal
Une mesure principale de cette tendance est la part annuelle de brevets déposés dans les technologies bas carbone, qui est en baisse quasi constante depuis 2011.
Ce phénomène est très précisément documenté et analysé dans un récent rapport de l’OCDE. Énergies renouvelables, nucléaire, véhicules électriques, hydrogène, « smart grids »… toutes les technologies nécessaires à la transition bas carbone sont atteintes par ce ralentissement. En 10 ans, la part du renouvelable a même été divisée par 3.
Seules les technologies de stockage d’énergie semblent avoir échappé à cette baisse. Tous les principaux pays d’innovation verte sont concernés et notamment le Japon, les États-Unis et l’Allemagne, qui représentent à eux seuls 59 % des inventions bas carbone mondiales.
Pourquoi ce ralentissement soudain après plus de vingt ans de croissance de l’innovation bas carbone ? Pour le grand public, cela peut paraître paradoxal, à un moment où la question climatique est de plus en plus présente dans les discours médiatique, politique et entrepreneurial. La théorie économique suggère d’ailleurs que la multiplication des inventions bas carbone devrait encourager davantage leur essor en évinçant les technologies polluantes du marché et en favorisant par la même une redirection de l’innovation vers les solutions bas carbone. De plus, l’accumulation de connaissances dans les technologies vertes devrait favoriser l’émergence de nouvelles inventions dans ce domaine.
Une entreprise engagée dans l’innovation verte, par ailleurs, devrait logiquement continuer à orienter ses activités de R&D dans cette direction. En effet, les coûts de changement de cap en R&D peuvent être élevés, ce qui rend peu probable une modification soudaine de la stratégie d’innovation. Il a ainsi été montré que les constructeurs automobiles ayant historiquement orienté leur R&D vers les véhicules électriques ont davantage tendance à persévérer dans cette voie que ceux ayant concentré leurs efforts sur les véhicules thermiques. On parle de « dépendance au sentier » de l’innovation verte.
Prix du pétrole et inflexions politiques
La part des brevets bas carbone (en vert), corrélée au prix du pétrole. Probst et al. (2021)
Pour résoudre le paradoxe, plusieurs pistes d’explication ont été proposées. En premier lieu, la baisse des prix du pétrole au cours des années 2010 a pu d’abord jouer un rôle : lorsque le prix des combustibles fossiles diminue, les entreprises sont moins incitées à investir dans les alternatives bas carbone. Ces prix ont fortement chuté à partir de 2014, en raison de divers facteurs : l’essor de l’industrie du gaz de schiste aux États-Unis, des quotas de production élevés de l’OPEP et une demande mondiale affaiblie à la suite de la crise de 2008. L’innovation avait également connu d’importantes fluctuations au cours du deuxième choc pétrolier à la fin des années 1970.
Une autre cause potentielle est l’affaiblissement des politiques climatiques durant les années 2010. Un indicateur existe pour mesurer la rigueur des politiques environnementales dans les pays de l’OCDE : l’European Policy Stringency. Il prend en compte toutes les normes, taxes et subventions liées à la protection de l’environnement. Il montre une nette inflexion autour des années 2010. C’est durant cette période, par exemple, que l’Allemagne et l’Espagne ont réduit leurs tarifs de rachat pour l’électricité photovoltaïque. Aux États-Unis, la politique climatique a également été limitée par l’élection d’une majorité républicaine au Sénat en 2014.
Sectoriellement, d’autres facteurs ont pu contribuer à ce ralentissement. L’expansion de la Chine dans la fabrication de panneaux solaires au cours de la dernière décennie a certes contribué à réduire leurs coûts, mais a également grandement affaibli la concurrence internationale. De nombreux fabricants européens et américains ont fait faillite durant cette période, ce qui a probablement nui à l’innovation dans ce secteur comme nous l’avons observé au cours de nos recherches.
Des politiques disproportionnées
Quelles solutions alors ? Puisque le prix des combustibles fossiles impacte l’innovation verte, la taxe carbone, en augmentant le prix de ces combustibles, constitue donc un premier levier pour relancer l’innovation bas carbone. Entre 2012 et 2018, le prix du carbone dans le système d’échange de quotas d’émission (SEQE) de l’Union européenne est resté très bas, en dessous de 10 euros la tonne. Ce prix a certes augmenté depuis, et dépasse désormais les 100 euros mais le mécanisme ne couvre encore que 40 % des émissions européennes, provenant de certaines installations industrielles et des compagnies d’aviation.
De fait, la grande majorité des émissions mondiales échappe à une taxation. Une étude de l’OCDE a révélé qu’en 2021, parmi un panel de 71 pays, comprenant tous les pays de l’OCDE et du G20 à l’exception de l’Arabie saoudite, près de 60 % des émissions de carbone n’étaient taxées du tout. Seules moins de 10 % des émissions étaient soumises à une taxe excédant les 60 euros la tonne, ce qui représente une estimation moyenne du coût social du carbone.
Les politiques de soutien aux technologies bas carbone doivent également être renforcées. Les instruments disponibles à cet effet sont nombreux. Les économistes ont l’habitude de distinguer les politiques dites « technology-push », qui cherchent à promouvoir le développement technologique en offrant un soutien direct à la R&D, des politiques dites « demand-pull », qui visent à stimuler le déploiement de ces technologies.
Les politiques européennes et étasuniennes ont jusqu’à présent favorisé le second type d’instruments. Sur le Vieux continent, plus de 48 milliards de dollars ont par exemple été dépensés sur la seule année 2010 pour soutenir le déploiement de l’éolien et du photovoltaïque, contre seulement 315 millions de dollars pour leur R&D. La disproportion est manifeste. Cette politique axée sur la demande a largement profité à l’industrie chinoise, qui a fourni la majorité des panneaux solaires déployés en Europe. Il aurait peut-être été plus judicieux de soutenir en premier lieu la R&D européenne, puis progressivement d’encourager leur déploiement à mesure que ces technologies devenaient matures.
Mohamed Bahlali, Chargé de recherche en économie, Université Paris Dauphine – PSL; Anna Creti, Professeur, Directrice de la Chaire Economie du Climat, Université Paris Dauphine – PSL et René Aïd, Professeur des universités en économie, Université Paris Dauphine – PSL