Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Quiconque s’est déjà promené le long des quais de Bordeaux a pu observer la vue unique qu’ils offrent sur la Garonne… et s’interroger sur la teinte marron de ses eaux. Mais contrairement aux apparences, ce fleuve n’est pas sale : il figure même parmi les plus propres d’Europe. Néanmoins, un phénomène géologique et hydrologique a créé un bouchon vaseux qui confère cette coloration particulière à ses flots.
Esthétiquement discutable, cette vase peut surtout entraver la navigation des bateaux, nécessitant ainsi des opérations annuelles de dragage par le Grand Port maritime de Bordeaux afin de maintenir des profondeurs adéquates dans les canaux et bassins pour garantir une navigation sécurisée. Chaque année en Gironde, mais aussi dans le bassin d’Arcachon, à Bayonne et à La Rochelle, le dragage des ports génère ainsi 9 millions de m3 de sédiments !
Les sédiments, composés d’eau, de matériaux inorganiques et organiques, et de composés anthropiques, sont en moyenne constitués de 80 % de vase et de 20 % de sables. Or leur fraction fine, souvent complexe à traiter, peut être utilisée dans la fabrication du béton : grâce à leurs propriétés physico-chimiques, ces sédiments sont idéaux pour la synthèse de géopolymères, et une alternative écologique au ciment. Cette nouvelle ressource promet de diminuer l’empreinte carbone des projets de génie civil, tout en ouvrant de nouvelles voies pour la gestion durable des sédiments portuaires.
Des sédiments complexes à traiter
Une fois dragués, les sédiments sont considérés comme des déchets, offrant aux ports deux options de gestion. La plupart des matériaux de dragage sont immergés en mer sur des sites autorisés (90 % à 95 %), ou dirigés vers des filières de gestion à terre où ils peuvent être traités, stockés ou valorisés.
Cependant, les régulations de gestion des sous-produits d’opérations de dragage sont de plus en plus strictes en raison de la présence de contaminants tels que les polluants organiques (PAH, PCB, TBT…) et inorganiques (métaux lourds : As, Cd, Pb, Cr, Cu, Ni, Hg et Zn). Ceux-ci sont principalement concentrés dans la partie la plus fine, les argiles, des sédiments.
Actuellement, il n’existe pas de procédé durable et économique de recyclage pour les sédiments pollués marins, excepté pour les Ports du bassin d’Arcachon qui disposent leurs sédiments dans des bassins de stockage étanches. L’immersion en mer des sédiments tout comme leur stockage à terre risquent cependant d’être compromis par la Loi sur l’économie bleue en 2025, qui vise à restreindre les niveaux de rejets en mer.
Béton écolo ?
L’une des voies de valorisation les plus prometteuses réside dans la réutilisation de ces sédiments dans l’industrie du BTP (Bâtiment et Travaux publics). Les producteurs de ciment et de béton recherchent de plus en plus des solutions innovantes pour réduire leur impact écologique : le béton est en effet considéré comme le troisième plus grand émetteur mondial de CO2, juste derrière la Chine et les États-Unis
Il y a donc un besoin urgent à repenser ces matériaux pour intégrer la filière du BTP dans la transition écologique. Intégrer les sédiments de dragage dans la fabrication du béton peut non seulement créer une nouvelle ressource renouvelable, mais aussi simplifier la gestion à terre, réduire les coûts et minimiser l’empreinte environnementale. Certains pays, comme l’Angleterre, considèrent les sédiments non pas comme des déchets, mais comme des sous-produits précieux pour l’approvisionnement en granulats, représentant jusqu’à 20 % de la production de sable et de gravier du pays.
C’est dans ce cadre que s’inscrit le projet ValoSed (Valorisation des Sédiments), qui vise à valoriser les sédiments dragués dans des bétons directement mis en place sur site pour des travaux à proximité des ports.
La valorisation des sédiments de dragage dans le BTP fait déjà l’objet de plusieurs recherches et applications actuelles, comme par le Port de Dunkerque dans des chaussées. Cependant, les sédiments sont pour cela souvent calcinés, traités à des températures supérieures à 1000 °C, ou traités chimiquement. Ici, l’objectif est de valoriser les sédiments sans leur appliquer de traitement et de les considérer non plus comme des déchets à traiter, mais bien comme une nouvelle ressource vertueuse.
Remplacer le ciment par des sédiments
Les travaux de recherche issus de ce projet ont permis de justifier l’utilisation des sédiments vaseux pour la fabrication de liant, remplaçant ainsi le ciment dans les matériaux du génie civil. On caractérise de « liant » un produit qui sert à agglomérer des particules solides sous forme de poudre ou de granulats.
En génie civil, le liant utilisé dans la fabrication du béton est le ciment : celui-ci, qui représente 5 à 7 % des émissions mondiales totales de carbone, ne devrait pas diminuer puisque la demande en la matière devrait augmenter de 216 % d’ici à 2030. Pour l’utiliser, on a recours au procédé de géopolymérisation, qui consiste à générer une réaction entre un matériau solide aluminosilicate, appelé précurseur, et une combinaison d’hydroxyde et de silicate alcalin pour former des polymères.
Ce procédé est très utilisé pour réduire l’impact environnemental puisqu’il demande une faible énergie de production et offre la possibilité de réutiliser diverses sources de matériaux comme précurseurs. Dans le projet ValoSed, le précurseur contenant de l’aluminium et de la silice est la vase. L’activateur utilisé peut être de l’hydroxyde de sodium ou de potassium combiné à leur silicate respectif.
66 % d’émissions de CO₂ en moins
Après plusieurs mois d’expérimentation de différentes formules de confection du liant, avec différents sous-produits des industries tels que des laitiers de haut fourneau et du métakaolin, et tenant compte de la variabilité des sédiments, les essais de résistance mécanique ont validé la pertinence du choix d’une vase à 30 % d’eau géopolymérisée.
Les résultats ont mis en avant la possibilité de former des géopolymères à partir de sédiments de dragage non traités et encore humides. Le développement de liaisons structurelles grâce à la formation d’aluminosilicate de sodium hydraté mène ainsi à des résistances plus importantes à 28 jours (7 MPa) qu’un mélange avec du ciment (1 MPa).
Un gain de 66 % d’émissions de CO₂ a été aussi obtenu comparé au ciment suite à une analyse de cycle de vie prenant en compte les hypothèses de transport et de fabrication d’un tel procédé sur le Port de Bordeaux. La prochaine partie de l’étude portera sur l’utilisation des granulats issus des dragages. La fraction granulométrique des produits du dragage est faible, aussi il est envisagé d’y ajouter des agrégats recyclés si nécessaire.
Le projet permettra à terme de considérer les sédiments comme une nouvelle ressource d’intérêt pour les travaux publics. Des prototypes sont déjà en cours de développement avec des entreprises partenaires.
Lisa Monteiro, Responsable R&D béton, Université de Bordeaux