Le 1er janvier 2005, en réponse aux engagements pris dans le cadre du Protocole de Kyoto, l’Union européenne a établi l’un des plus grands marchés du carbone au monde : le Système d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne (SEQE-UE), également connu sous le nom d’EU Emissions Trading System (EU ETS) en anglais. Le principe : pour polluer, une entreprise doit détenir des quotas. Si elle en manque, elle peut en racheter à des entreprises qui en auraient trop et réciproquement.
Malgré l’expansion croissante du marché, il n’existe néanmoins toujours pas de règles précises concernant la manière de traiter comptablement les quotas achetés ou alloués aux entreprises. Et c’est là une boîte noire qui ne va pas sans question. Étant donné que les prix du carbone augmentent fortement, pourrait-il, par exemple, devenir intéressant pour une entreprise d’accumuler des quotas à son actif afin de gonfler son bilan ?
Des prix qui se sont envolés
Le prix du quota d’émission se forme sur le marché pour équilibrer l’offre et la demande. L’idée est d’inciter les entreprises à décarboner leur mode de production, dans la mesure où celui-ci a à la fois un coût direct, celui de l’acquisition d’un quota, et un coût d’opportunité, la manne financière qui pourrait être tirée de la vente de quotas non utilisés.
Depuis 2005, le SEQE-UE a été appliqué à certaines installations industrielles puis étendu aux compagnies aériennes en 2013 et aux compagnies maritimes en 2024. À partir de 2021, le système a entamé sa quatrième phase, marquée par des ajustements visant à élargir sa portée en incluant de nouveaux secteurs et à réformer l’allocation des quotas gratuits.
Au début du programme, les quotas pouvaient être attribués gratuitement aux entreprises, mais rapidement, le système a évolué vers un système d’enchères. Depuis 2013, avec l’entrée en vigueur de la phase III du SEQE-UE, les enchères sont devenues la méthode principale de mise sur le marché, privilégiant la transparence et l’efficacité économique. Cela permet de mettre en pratique le principe du pollueur-payeur, de générer des revenus, de fixer le prix du carbone et d’augmenter la liquidité sur le marché. Malgré cela, les entreprises reçoivent encore une part importante de leurs quotas de CO2 gratuitement. La phase 4 en cours, lancée en 2021, prévoit progressivement l’élimination de ces quotas gratuits d’ici 2030.
Au début du programme, lorsque peu d’entreprises étaient concernées et que la majorité des quotas étaient initialement attribués gratuitement, l’impact sur les états financiers était secondaire. Cependant, avec la décision de supprimer progressivement les quotas gratuits d’ici 2030, l’influence de ces quotas commence à se faire sentir dans les comptes des sociétés, d’autant plus que le prix des quotas devient, en parallèle, de plus en plus important.
Entre 2013 et 2017, le prix du quota est resté relativement bas, avoisinant les 5 euros. Cependant, à la suite de la révision de la directive pour la phase IV (2021-2030), le prix du quota a quadruplé en un an, passant d’environ 5 euros en septembre 2017 à près de 20 euros en septembre 2018. Par la suite, le prix a continué à fluctuer, en baisse lors de la crise du Covid puis marquant une forte hausse stimulée par les anticipations de réforme dans le cadre du Pacte vert. Après une baisse brutale suivie d’un rebond consécutif à l’invasion russe en Ukraine, le prix a oscillé autour de 80-90 euros entre février 2022 et octobre 2023. D’octobre 2023 à fin janvier 2024, le prix a continué de baisser progressivement pour se stabiliser légèrement au-dessus de 60 euros.
1 % du bilan d’une multinationale ?
En l’absence de règles précises sur la comptabilité de ces quotas, il reste difficile de mesurer l’impact que cela peut avoir sur les états financiers. Les entreprises assujetties communiquent très peu sur le sujet. Certaines enregistrent les quotas en tant qu’actif immatériel dans le bilan, d’autres choisissent de les classer comme stock, et d’autres ne précisent pas du tout la méthode de comptabilisation. Il devient alors très difficile de connaître l’impact de ces quotas sur les bilans, notamment s’il existe un effet de surévaluation de l’actif lié à la hausse des prix des quotas et à la suppression progressive de l’allocation gratuite.
Parmi les sociétés qui communiquent sur le sujet, nous trouvons le groupe Engie. Celui-ci précise dans son rapport annuel qu’il enregistre ses quotas en tant qu’éléments de stock. Toutefois cela reste une boîte noire car les quotas carbone sont regroupés avec d’autres titres tels que les certificats verts. En analysant le bilan d’Engie au cours des dix dernières années, il semble que ces quotas et titres occupent une place de plus en plus importante. En 2013, le groupe enregistrait 322 millions d’euros de quotas, tandis qu’en 2023, ce montant atteignait 1,53 milliard d’euros, soit une augmentation de 377 % en dix ans. Ce poste représente désormais 1 % du total du bilan d’Engie. Malheureusement, il est extrêmement compliqué d’approfondir l’analyse davantage ou de l’étendre à d’autres entreprises soumises au SEQE, étant donné que la plupart des rapports annuels offrent encore moins de détails à ce sujet.
Des tentatives avortées de normalisation
En 2004, une première tentative de normalisation a été entreprise pour établir des règles de comptabilisation des quotas. Juste avant le début de la première phase du SEQE-UE, en décembre 2004, le Comité des interprétations des normes comptables internationales (IFRIC) de l’IASB (normalisateur comptable international) a publié l’Interprétation IFRIC 3 sur la comptabilisation des quotas d’émissions. IFRIC 3 a proposé une approche où toutes les allocations, qu’elles soient attribuées ou achetées, soient classées en tant qu’actifs immatériels à leur juste valeur.
Cependant, l’accueil réservé à l’IFRIC 3 a été mitigé. Il a été retiré seulement six mois après sa publication, en juin 2005. L’IASB n’a pas réussi à trouver une solution durable par la suite, laissant les entreprises participant à ces marchés avec peu d’orientations pour trancher la question. L’abandon de l’IFRIC 3 a entraîné une plus grande diversité dans la comptabilisation des quotas d’émission, ce qui compromet la qualité du reporting et la comparabilité des informations financières.
Ces divergences dans les pratiques de comptabilisation posent un réel problème de comparabilité des rapports financiers. En 2005, l’IASB notait que les marchés des droits d’émission étaient encore peu développés, et que certains gouvernements européens n’en avaient pas encore émis. Par conséquent, le normalisateur international avait conclu qu’il n’était pas si urgent de disposer d’une interprétation harmonisée pour les quotas. Aujourd’hui, l’urgence est bien là. La transition vers l’allocation principalement par enchères, l’augmentation du prix des quotas et l’élargissement du champ d’application rendent impérieuse la nécessité d’une normalisation afin de garantir la transparence et la comparabilité des états financiers.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.