Initialement employée sur les navires, où l'on tirait profit de la chaleur des moteurs pour distiller l'eau de mer, la technique du dessalement est utilisée dans les années 1970 au Moyen-Orient pour l'activité onshore. À cette époque, les premiers gros projets de dessalement thermique par distillation voient le jour dans les Émirats arabes unis. Les techniques membranaires par osmose inverse apparaissent dans les années 1980. Elles se développent dans le Golfe, et plus largement dans la zone des Caraïbes et le bassin méditerranéen, en Espagne, en Algérie, à Chypre, en Israël. « Le principe même du dessalement ther-mique, qui reproduit le cycle de l'eau, est très ancien. Les premiers condenseurs sont apparus avec les machines à vapeur puis les techniques n'ont pas cessé de se perfectionner. En revanche, les premières membranes d'osmose inverse pour le dessalement ont été lancées par DuPont de Nemours avec un financement américain vers 1970. À l'origine, il s'agissait de membranes fibres creuses suivies des membranes enroulées. Le marché s'est envolé dans les années 1990 », résume Vincent Baujat, directeur général de Sidem, filiale de Veolia spécialisée dans la construction des unités de dessalement thermique et membranaire. En misant sur les deux seules technologies industrialisées, le groupe s'est hissé à la tête du classement mondial, devant General Electric, Doosan, IDE et Suez Environnement, avec 12,7 millions de mètres cubes d'eau produits par jour, soit 15 % des capacités installées.
Aujourd'hui, près de 14 000 usines exploitées et en construction dans le monde totalisent une production de 82 millions de mètres cubes par jour, dont 60 % à partir d'eau de mer et 40 % d'eau saumâtre. Les techniques membranaires représentent 60 % des capacités mondiales contre 40 % pour le dessalement thermique. « Chaque année, la production mondiale journalière d'eau dessalée augmente de 4 à 6 millions de mètres cubes, dont 80 % sont produits après un traitement membranaire par osmose inverse », précise Miguel Angel Sanz, directeur du développement stratégique pour le traitement de l'eau chez Suez Environnement. Le groupe a misé exclusivement sur cette technologie. Avec 250 unités, il affiche une capacité globale de 3,5 millions de mètres cubes par jour, dont 1,3 million de mètres cubes par jour exploités. En quarante ans, l'optimisation des coûts de production de l'eau a poussé Suez Environnement à bâtir des usines de plus en plus importantes. En Australie, vitrine de son savoir-faire, la première usine a été construite à Perth en 2006. Elle proposait une capacité de 140 000 mètres cubes par jour, là où Melbourne, mise en service six ans plus tard, en traite 450 000. Concernant l'Espagne, que les capacités de dessalement hissent à la quatrième place mondiale, Suez évoque l'usine de Barcelone (250 000 mètres cubes par jour) destinée au marché municipal. « Les membranes ont cet avantage qu'elles offrent une grande souplesse de fonctionnement. À Barcelone, l'usine passe de 10 à 100 % de capacité selon les besoins, en fonction de la pluviométrie et du niveau des barrages », précise Miguel Angel Sanz. Peu présent sur ce marché, Saur s'y est fait malgré tout une place grâce à son activité d'exploitant. Il la pratique notamment en Espagne depuis les années 1980 au travers de l'entreprise mixte Emalsa qui fait fonctionner les trois usines de dessalement des Canaries, traitant 100 000 mètres cubes par jour. « En osmose inverse, la concurrence est tellement forte en construction et les marges si faibles que nous préférons faire valoir notre expertise en tant qu'opérateur de services d'eau potable », explique Philippe Drouet, directeur technique du groupe Saur qui a remporté un second contrat d'opération en Arabie saoudite.
Concentrant 80 % du marché mondial, les pays du Golfe représentent la cible stratégique des industriels. « La majorité des pays du Golfe dépend à plus 98 % de l'eau de mer et de l'eau saumâtre pour son approvisionnement en eau potable. C'est avant tout un marché de nécessité », juge Xavier Joseph, directeur général de Veolia pays du Golfe. Cette forte demande a permis en quinze ans de diviser par cinq le prix de revient du dessalement, plaçant le coût moyen du mètre cube produit à 0,7 dollar dans la région – et jusqu'à 1,5 dollar le mètre cube à l'échelle mondiale. Sidem, qui réalise 80 % de son chiffre d'affaires dans le Golfe sur un total de 300 millions d'euros, y signe tous ses grands projets thermiques. Le dessalement thermique, qui consomme pourtant deux fois plus d'énergie que les procédés membranaires, conserve encore une place importante dans la région. Plusieurs raisons sont évoquées. La qualité de l'eau de mer, chaude et très chargée en matières en suspension et en bactéries, a freiné le développement de l'osmose. Mais c'est surtout le besoin énergétique croissant des pays du Golfe qui a joué en faveur de cette technique. En couplant systématiquement la construction de centrales thermiques de production d'électricité à celle d'installations de dessalement alimentées en chaleur par cogénération, le procédé a pu être économiquement viable.
La première génération, la distillation multiflash (MSF), qui opérait sous pression, est en passe de disparaître au profit d'un procédé fonctionnant à une température plus faible, la distillation à multiples effets (MED). « Dans les années 2000, la privatisation des contrats de construction des usines d'eau et d'électricité a permis d'établir la concurrence sur le prix de l'eau et de l'électricité, et notre procédé MED a réussi à se démarquer. Nous dominons 80 % du marché sur cette technologie, explique le directeur général de Sidem. Entre 2006 et 2010, nous avons remporté quatre contrats d'envergure en construction-opération, dont le plus important à Jubail en Arabie saoudite de 800 000 mètres cubes par jour. Avec la crise, la croissance du marché a ralenti, mais la région restera la locomotive dans les années à venir, à un rythme plus calme. L'Arabie saoudite, le Koweït et l'Irak conservent néanmoins des besoins importants sur les marchés municipaux. Progressivement, le besoin des industriels pourrait prendre le relais à l'échelle mondiale, notamment dans le secteur oil and gas et dans l'industrie minière », analyse Vincent Baujat. Le Golfe, qui rassemble aujourd'hui un tiers des références de Suez, reste une cible prioritaire à l'avenir. Mais le groupe pressent la croissance de nouvelles régions, sur les côtes urbanisées d'Inde ou de Chine, dans le Maghreb, le sud de l'Afrique et sur les marchés industriels d'Amérique latine (au Mexique, au Chili et au Brésil).
Distillation ou membranes, les deux technologies exploitent la même approche : extraire l'eau de l'eau salée, avec son lot commun de contraintes à l'échelle industrielle. Notamment des taux de conversion bas (40 % environ pour l'osmose inverse et 30 % environ pour la distillation). Il est donc nécessaire de pomper un volume d'eau de mer largement supérieur au volume dessalé, ce qui entraîne des surcoûts liés au surdimensionnement des équipements, un accroissement de l'énergie de pompage et le rejet de grands volumes de solutions concentrées en sel. Pour traiter la saumure, des émissaires équipés d'un système de diffuseurs rapides pour améliorer la dilution sont construits. « Des études environnementales nous permettent de déterminer la meilleure implantation du rejet et une dilution adaptée pour éviter d'impacter le milieu », affirment les grands groupes. En outre, les différents réactifs chimiques utilisés dans les procédés génèrent des sous-produits qui doivent être traités avant rejet.
Qu'il s'agisse des biocides utilisés pour la décontamination bactériologique, des effets de la corrosion des échangeurs thermiques ou des produits de prétraitement et de lavage des membranes, des filières de traitement des boues doivent être intégrées dans les usines. Le prétraitement est une contrainte spécifique des membranes d'osmose inverse, qui influence directement leur performance. Adaptées à la qualité de l'eau brute, les filières de prétraitement installées à échelle industrielle sont en général composées de plusieurs étapes, flottation à air dissous (DAF) et membranes de microfiltration ou d'ultrafiltration. Suez Environnement utilise par exemple son propre procédé de flottation rapide et a conçu un rack d'ultrafiltration capable d'accueillir les membranes de cinq fournisseurs. « En tant qu'opérateur, nous voulons pouvoir faire évoluer le choix des membranes de prétraitement de nos clients sans qu'ils aient à changer toute l'infrastructure initiale », souligne Miguel Angel Sanz. Même ouverture sur le choix des fournisseurs de membranes, un marché dominé par Dow, Toray, Hydranautics et Toyobo, mais où la concurrence fait rage. « Nous optons pour le maximum de performance au moment du marché, que ce soit en matière de perméabilité ou de consommation d'énergie », précise le responsable de Suez. La consommation énergétique – 100 % électrique – de l'osmose inverse s'est largement améliorée entre la fin des années 1970 où les premières unités consommaient de 8 à 10 kWh par mètre cube d'eau produit et aujourd'hui où elles sont descendues à 4 ou 5, voire 3 kWh par mètre cube d'eau. Les plus gros progrès ont été réalisés en améliorant la perméabilité des membranes – d'un facteur 5 – et par la généralisation de systèmes de récupération d'énergie (ERI) qui atteignent des rendements de 95 à 97 %. « Intrinsèquement sur le développement des procédés aujourd'hui en activité, il ne reste plus beaucoup de marge de progression. En osmose comme en thermique, les technologies sont matures », juge Vincent Baujat.
En revanche, on peut encore les coupler pour abaisser les coûts de production de l'eau par optimisation énergétique. C'est le créneau pris par Sidem avec un premier contrat d'usine hybride de 595 000 mètres cubes par jour, Fujairah 2, remporté dans les Émirats. Cette solution émerge dans les pays du Golfe, car elle répond bien à la forte variation de la demande d'électricité entre l'hiver et l'été. L'unité de dessalement thermique est alors dimensionnée en fonction de la production de vapeur moyenne annuelle, et les besoins supplémentaires en eau sont assurés par osmose inverse. Néanmoins, de nouveaux projets de recherche et développement sont conduits pour améliorer les performances du dessalement membranaire. Les deux leaders français, Veolia et Suez, ont été retenus par Masdar, l'opérateur énergétique d'Abu Dhabi, pour développer le dessalement d'eau du futur en utilisant les énergies renouvelables. Veolia, pour sa part, étudie la piste de prétraitements capables de diminuer de 10 à 20 % le coût énergétique de l'osmose. Suez est de son côté impliqué dans deux projets. Monté en partenariat avec Engie, Masdar City et le MIST (Masdar Institute of Science & Technology), un programme simule l'alimentation d'une usine de dessalement par énergie solaire, avec un apport direct allant de 25 à 100 %. « Le stockage d'énergie est techniquement possible, mais reste complexe. Le palier des 100 % sera-t-il viable économiquement ? C'est toute la finalité du programme », précise Miguel Angel Sanz.
Car aujourd'hui, les grosses usines alimentées avec une part d'énergie renouvelable le sont essentiellement via le réseau d'électricité ou en appoint. Pour Masdar, Suez collabore aussi avec la PME française Adionics. Ils testeront d'ici à la fin de 2015 pendant dix-huit mois sur un pilote le traitement d'osmose inverse de la saumure par le procédé Aquaomnes. « Notre solution change le paradigme. Nous enlevons le sel de l'eau par un échange liquide-liquide réalisé par une résine liquide. Sur l'eau de mer, notre approche repose sur une physique cent dix fois moins consommatrice de chaleur que l'évaporation de l'eau de mer », affirme Guillaume De Souza, président fondateur d'Adionics. La solution permet de diminuer de deux à trois fois le volume de saumure produit, améliore le rendement de conversion d'eau du procédé global et son rendement énergétique, réduisant ainsi le coût global du dessalement. Lauréat des Concours mondiaux de l'innovation 2030, Adionics lan-cera aussi en 2016 un premier site pilote en France pour tester sa solution directement sur l'eau de mer. Ce procédé pourrait également être utilisé sans membrane en amont sur une eau très concentrée en sel, notamment dans le secteur de la récupération assistée du pétrole (EOR) qui ne possède pas de solution adaptée, estime le président. Adionics pense pouvoir réduire à terme les coûts du dessalement par deux. « Notre motivation, c'est le dessalement pour tous », souligne-t-il.
Comme le défi est de taille pour une PME française, on aurait pu imaginer qu'elle soit aidée par le plan industriel Qualité de l'eau et gestion de la rareté, censé booster la filière française de dessalement à l'export. Mais il a fallu attendre la mi-mai pour qu'un premier appel à projets piloté par l'Ademe, dans le cadre des Investissements d'avenir, décline concrètement certains objectifs, dont l'usine de dessalement de l'eau. Jusqu'à mainte nant, les – rares – entreprises innovantes françaises qui tentent de se faire une place au soleil sur ce marché ont surtout pu compter sur le soutien de leurs écosystèmes régionaux. Elles veulent créer des procédés de rupture avec des solutions qui n'excéderont pas une consommation énergétique de 3 kWh/m3 et pouvant descendre à 1 kWh/m3 , énergie théorique minimale pour dessaler l'eau de mer. Emmanuel Trouvé, fondateur de Nereus Water, a déposé en 2014 un brevet sur un procédé de dessalement très basse énergie qu'il espérait mettre en œuvre cet été en montant la société Sea-LED. « Ni thermique ni membranaire, nous exploitons une troisième voie qui permet la migration des ions sous l'effet d'un faible champ électrique, mais à la différence de l'électrodialyse, sans courant ni membranes. Nous avons conçu des microréacteurs dont la géométrie suffit à séparer les flux sous l'effet du champ. Et leur consommation ne dépasse pas 1 à 1,4 kWh par mètre cube », annonce le chef d'entreprise. Mais le passage du concept à la commercialisation est parfois périlleux. Pour Montpellier Engineering, créé en 2011 grâce au développement d'une technologie de dessalement solaire thermique avec l'université de Montpellier, les études de recherche et de développement ont duré plus longtemps que prévu. La société table sur une commercialisation de sa première unité Dunetec en 2016 au Maghreb. « Nous nous positionnerons sur le marché de petites capacités sur site isolé. Or, 20 m3 /jour exigent environ 150 m2 de capteurs. Il y a donc un investissement de départ non négligeable sur l'équipement, mais ensuite le coût de production de l'eau est quasiment nul », juge Laurent Tremel, son président.
Verra-t-on dans un futur proche se démocratiser des petites unités de dessalement, ou le procédé restera-t-il le privilège de pays riches et des industriels du secteur pétrolier et gazier ? Pour Jean-Michel Clerc, responsable expertise à l'agence régionale de transfert de l'innovation du Languedoc-Roussillon et conseiller technologique du pôle Eau, « le dessalement est devenu un marché hyperconcurrentiel sur lequel les opportunités d'innovation sont minces pour les PME françaises. La réutilisation des eaux usées traitées est un domaine plus facile. Elles peuvent encore y monter des projets compéti tifs basés uniquement sur leur exper-tise et leur ingénierie ».