Et s’il était trop tard pour la transition ? Tel est le point de départ de l’ouvrage « Déclarer l’état d’urgence climatique » (éd.Rue de l’échiquier), écrit par le docteur en sciences de la terre et de l’environnement, Aurélien Boutaud, et paru le 17 mai. Interview.
Comment est née cette notion d’urgence climatique ?
Le concept a une origine scientifique : il est né suite à la publication du rapport spécial du GIEC en 2018, surnommé le « rapport 1,5°C », qui devait répondre à une question : entre + 1,5°C et + 2°C de réchauffement, y a-t-il une grosse différence en termes d’impact ? La différence étant considérable, le GIEC a conclu qu’il valait mieux viser 1,5°C. Mais pour y parvenir, les modèles climatiques montraient aussi qu’il fallait aller très vite. D’où la notion d’urgence.
Dès lors, l’idée d’urgence climatique a investi le champ politique. Le secrétariat général des Nations-Unies a été le premier décideur à utiliser le terme d’État d’urgence climatique, en invitant les chefs d’Etat et de gouvernement à le déclarer à l’échelle nationale.
Quelle a été la réception de ce rapport ?
L’urgence climatique est devenue le mot d’ordre des marches pour le climat qui se sont répandues dans le monde entier, et le sentiment d’urgence s’est développé dans la population à partir de 2018.
Sous cette pression, des actions ont été prises. Certains Etats ont envisagé d’intégrer la notion d’urgence dans leurs stratégies. La France l’a par exemple incorporée dans la loi Climat et résilience, en 2021.
Mais dans la foulée, il y a eu la crise du Covid. La pression exercée par les marches s’est effacée, et les États ont dû déclarer l’État d’urgence… mais sanitaire.
Des villes comme Lyon, Paris ou Toulouse ont néanmoins déclaré l’urgence climatique, sans réelles conséquences...
Suite aux marches pour le climat, les collectivités locales ont été motrices : un réseau de 2000 collectivités ont symboliquement déclaré l’urgence climatique, ce qui a permis d’exercer une pression supplémentaire. Mais dans le droit, l’Etat d’urgence ne se déclare qu’à l’échelle nationale.
Les collectivités ne peuvent pas faire grand-chose : nous parlons ici de rediriger complètement l’outil économique, de réorienter au moins 10 à 20 % des travailleurs pour produire différemment. Des transformations d’une telle ampleur ne peuvent se faire qu’à l’échelle nationale.
Dans votre livre, vous expliquez que des transformations d’une telle ampleur ont déjà eu lieu au cours de l’histoire. Pouvez-vous revenir sur ce point ?
La littérature et les mouvements qui ont imaginé ce à quoi pouvait concrètement ressembler un état d’urgence climatique se réfèrent à ce qui s’est passé pendant la Deuxième guerre mondiale, aux Etats-Unis.
Après Pearl Harbor, la déclaration de guerre a généré un régime d’exception, au cours duquel l’État a pris en main un certain nombre d’éléments de la production économique. Des moyens exceptionnels ont été mobilisés et le pouvoir s’est affranchi des règles normales de la société sur une période donnée, pour faire face à une crise vitale. Les Etats-Unis sont parvenus à devenir la première puissance militaire mondiale en l’espace d’un ou deux ans.
Les moyens exceptionnels mis en œuvre lors de la pandémie de Covid et la déclaration de l’Etat d’urgence sanitaire nous ont rappelé que nous étions capables de telles transformations rapides.
Les Etats d’urgence ont été déclarés suite à des événements exceptionnels (attaque, pandémie...), qu’est ce qui pourrait permettre de déclencher un état d’urgence climatique ?
C’est la grande difficulté de la crise climatique. Aucun doute que la notion d’urgence soit pertinente : un danger extrêmement grave met en péril l’avenir de l’humanité. Difficile de faire pire en termes de gravité. L’urgence n’est pourtant pas ressentie par la population, car il s’agit d’agir vite pour éviter un drame qui aura lieu dans plusieurs décennies.
Il faut donc faire ressentir l’urgence au sein de la société. Les ONG, comme Extinction Rebellion ou The Climate Mobilization pensent qu’il faut organiser des mobilisations pour rendre visible l’urgence, à l’image des marches pour le climat.
C’est ce qui s’est passé avec l’épidémie de sida dans les années 80, qui a touché au départ la communauté homosexuelle. L’association de lutte contre le sida Act Up est parvenue, grâce à des actions coups de poing, a fait surgir le sentiment d’urgence dans toute la population. Cela a permis de mobiliser des moyens pour financer la recherche et trouver des thérapies.
Reste l’acceptabilité sociale. Promouvoir un état d’urgence qui fait écho aux lourdes restrictions subies pendant la pandémie, aux guerres, est difficile...
Quand l’état d’urgence climatique est évoqué, le premier réflexe est de l’associer à une dictature verte. Ces régimes d’exception existent pourtant dans les démocraties. Mais ils sont effectivement prévus pour des crises de court terme, comme des attaques terroristes, une déclaration de guerre... La crise climatique est une urgence de long terme.
Mais ce temps de crise long peut aussi nous permettre de réfléchir collectivement aux efforts que nous souhaitons mettre en œuvre. Des organismes intermédiaires, entre les gouvernants et le peuple, comme le Haut conseil pour le climat ou le Conseil Économique Social et Environnemental (CESE), pourraient prendre le relais pour organiser des débats citoyens afin de discuter de ce que serait une politique d’urgence climatique.
Une chose est sûre : il faut faire entrer la question de l’urgence climatique dans les débats, notamment dans le cadre de la prochaine élection présidentielle en France. C’est notre dernière chance avant qu’il ne soit trop tard. Déclarer l’état d’urgence climatique est la dernière des choses à faire... jusqu’au jour où c’est la dernière des choses qui reste à faire. Et je crains que nous en soyons arrivés à ce stade.