Corinne le Caignec, experte de l’accompagnement des entreprises dans la mise en place de stratégies RSE. Crédits : kShuttle
Les pratiques d’investissement responsable ont-elles un réel effet sur la durabilité des entreprises ? Corinne le Caignec, Sustainable Solutions Director à kShuttle, explore à travers l’exemple de l’actualité récente de Total Energies, l’impact des actionnaires sur les feuilles de route des entreprises et sur leurs engagements concernant les enjeux environnementaux.
Le groupe fait partie des six « supermajors » du secteur pétrolier mondial, mais n’hésite pas depuis plusieurs années à prendre la parole sur les sujets climatiques : TotalEnergies a récemment présenté sa stratégie climat et neutralité carbone à ses actionnaires.
Ce sont ces derniers qui ont poussé le groupe soumettre une telle stratégie au vote et qui l’ont adoptée lors de l’Assemblée Générale du 28 mai 2021, considérée comme une première. Même si certains actionnaires se sont abstenus ou ont voté contre la résolution afin de signifier que leurs attentes n’ont pas été satisfaites, ils ont salué les « progrès réalisés » et le « dialogue constructif ».
Si cela avait eu lieu quelques années plutôt, l’on peut à juste titre se demander si les investisseurs les plus engagés sur les sujets climatiques n’auraient pas tout simplement exclu l’entreprise de leur univers d’investissement. L’exclusion ou le désinvestissement de certains types d’actifs ou de secteurs sont encore des pratiques très répandues. C’est la manière la plus simple et efficace pour un investisseur d’éviter des risques liés à certains secteurs, qu’il s’agisse de risques réputationnels ou réglementaires pouvant se traduire par un impact financier.
Cela permet également à l’investisseur de réaligner son portefeuille avec ses propres considérations environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) ou celles de ses clients. Cependant, cela nécessite de tirer un trait sur des secteurs présentant parfois une rentabilité attrayante – du moins à court-terme.
L’émergence de l’engagement : différentes pratiques permettant de rester investi dans de nombreux secteurs
Un nombre croissant d’investisseurs adopte un autre type de stratégie : celle du dialogue avec les émetteurs aussi appelé « engagement » ou « stewardship » en anglais. Partant du principe que de nombreux secteurs restent essentiels à l’économie et à la société, ils préfèrent les conserver au sein de leur portefeuille tout en les poussant à réduire leurs impacts négatifs voire à transformer leur modèle économique vers des activités à impacts positifs. C’est exactement le cas des actionnaires de TotalEnergies qui ont voté contre la résolution car ils souhaitent voir le Groupe se tourner plus rapidement vers les énergies bas-carbone.
Les investisseurs avec des portefeuilles en actions adoptant cette démarche développent généralement des politiques de vote et s’engagent à participer et voter aux Assemblées Générales (AG) ou à contracter des agences de proxy-voting. Les émetteurs doivent donc s’attendre à voir certaines des résolutions déposées par leur management refusées en AG, et à voir un nombre croissant de résolutions d’actionnaires déposées.
D’autres investisseurs vont se concentrer sur le dialogue avec les émetteurs, notamment ceux qui n’ont pas la possibilité de voter en AG car ils investissent au travers d’obligations. Le dialogue peut prendre la forme distante d’un questionnaire ESG ou de questions spécifiques envoyées à l’entreprise, ou encore de réunions bilatérales lorsque l’investisseur dispose d’une part importante des actions ou des obligations de l’entreprise.
Les plus petits investisseurs peuvent également faire pression sur un émetteur en joignant leurs forces au sein de coalitions d’investisseurs. Certains investisseurs, principalement situés dans les pays nordiques, poussent la démarche en excluant les émetteurs dont le dialogue n’aboutit pas.
Des pratiques spécifiques à certains types d’investisseurs
Cette stratégie d’investissement responsable n’est cependant pas accessible à tous. Comme évoqué précédemment, le vote est réservé aux investisseurs en actions. Quant au dialogue, il fait sens pour les investisseurs de moyen à long terme, en particulier en majoritaire. Il faut également noter que ce sont des démarches chronophages, qui nécessitent d’avoir du personnel formé sur les sujets ESG.
Malgré ces difficultés, l’engagement fait son chemin dans le monde de la finance, non seulement auprès des investisseurs les plus engagés sur les sujets ESG, mais aussi auprès d’investisseurs pour lesquels un dialogue renforcé permet de mieux connaître leurs titres en portefeuille et de mieux évaluer les risques d’ordre ESG et financier. Ils peuvent ainsi influencer certaines décisions, et permettre aux entreprises d’anticiper des réglementations ou d’éviter des risques réputationnels, et enfin, de saisir de nouvelles opportunités business.
La question de l’impact sur l’économie réelle
Le débat sur les avantages et inconvénients entre les stratégies d’exclusion et d’engagement soulève en réalité une question plus profonde : celle de l’impact sur l’économie réelle. Car à moins qu’une majorité d’investisseurs exclue les mêmes titres, leur valeur sur le marché s’en trouve rarement impactée. Un titre exclu par un investisseur se fait ainsi souvent racheter par un autre, moins soucieux des enjeux ESG. C’est une des raisons pour laquelle de plus en plus d’investisseurs commencent à adopter des stratégies d’engagement.
Dans The Investor’s Guide to Impact, des universitaires et chercheurs s’accordent pour définir l’impact des entreprises comme les changements sur l’économie et la société provoqués par les activités des entreprises. L’impact des investisseurs est quant à lui cantonné aux changements causés par les activités d’investissement sur l’impact de l’entreprise. Selon ces définitions, les pratiques d’engagement font donc partie intégrante de l’investissement dit d’« impact » puisque l’investisseur a un impact sur l’économie réelle lorsqu’il parvient à influencer les entreprise dans lesquelles il investit.
On pourrait même aller jusqu’à dire qu’en cas de dialogue abouti, l’impact sera supérieur à celui de fonds rachetant des titres dit « verts » sans apporter de financement supplémentaire.
Enfin, les investissements dit d’« impact » ou « verts » sont de plus en plus régulés, notamment avec la taxonomie européenne. A cela s’ajoute la décision de justice prononcée aux Pays-Bas le 26 mai dernier, contraignant Shell à réduire ses émissions de CO2 de 45 % en 2030 par rapport à 2019 (au lieu des -20% fixés par l’entreprise) afin de respecter l’Accord de Paris. Au regard de ces actualités, il est fort possible que les investisseurs soient de plus en plus nombreux à se lancer dans des stratégies d’engagement dans les années à venir.