Tony da Motta Cerveira (à droite) et Franck Amalric (à gauche) / Crédits : Square Management
Dans cette tribune, Franck Amalric et Tony da Motta Cerveira, du cabinet de conseil Square Management, alertent sur un biais inhérent à la perspective « Impact », dans le cadre de la mise en application de la CSRD.
Au fondement de la mise en œuvre de la CSRD est la réalisation d’une analyse de double-matérialité pour déterminer les enjeux matériels, c’est-à-dire « importants », que l’entreprise doit présenter dans sa future Déclaration Relative à la Durabilité (DRD). Beaucoup de choses ont été dites sur la perspective « Impact » qui caractérise cette double-matérialité, à savoir l’injonction faite à l’entreprise de rapporter sur les impacts de ses activités, et indépendamment, des conséquences économiques pour l’entreprise. Ici nous souhaitons alerter sur un biais inhérent à cette perspective impact.
Les incidences des activités de l’entreprise qui doivent être considérées selon la perspective impact sont de plusieurs types : incidences positives et négatives, réelles ou potentielles, sur les personnes affectées et l’environnement.
Or, il existe une asymétrie entre ces types d’impact. Il est aisé de concevoir ce que sont les incidences négatives réelles, et un des mérites de la CSRD est de pousser les entreprises à les mesurer plus précisément. L’Organisme Tiers Indépendant (OTI) qui aura la charge de contrôler la qualité de la DRD pourra alors vérifier si cette mesure a été faite selon les recommandations méthodologiques de la CSRD.
Par contraste, il apparaît bien plus difficile de normer la manière dont une entreprise envisage ses incidences potentielles positives. Car alors, il ne s’agit pas de mesurer l’impact d’une action existante, mais d’explorer un champ d’actions possibles et d’anticiper leur possible conséquence pour les personnes, et l’environnement, potentiellement affectés. Les OTIs auront alors beaucoup plus de difficulté pour déterminer si une entreprise a mené l’exercice avec la rigueur et l’ambition requises.
Le risque, alors, est que les entreprises passent plus de temps et d’énergie à décrire les incidences négatives qu’elles génèrent plutôt qu’à explorer les incidences positives potentielles qu’elles pourraient avoir. Cela serait fâcheux.
Atteindre les objectifs fixés par le Green Deal – objectifs qu’Elisabeth Borne qualifia d’« immenses » -- requiert de transformer en profondeur nos systèmes économiques. Gagner en efficience environnementale, année après année, activité par activité, est important mais sera largement insuffisant. Il convient, en plus, de concevoir de nouvelles manières de répondre à nos besoins et à nos désirs – en manière d’alimentation, de logement, de mobilité, de loisirs, etc.
Cette double approche doit se retrouver au niveau des entreprises. En plus de mesurer leurs incidences négatives en vue de les réduire, elles doivent mettre en place un système tripartite qui fasse progrès : inventer l’offre responsable, inventer la demande sobre, inventer les flux circulaires.
Le défi le plus important pour elles est de réussir à faire ces deux choses en même temps : la recherche d’efficience dans son exploitation, et l’exploration de ruptures pour ériger le système tripartite susmentionné. Le dilemme est simple : comment réussir lorsque l’ancien modèle de revenus profitable doit co-exister puis disparaitre avec l’émergence du nouveau modèle de revenus plus responsable mais incertain ? Selon quelles données prioriser tantôt l’exploitation tantôt l’exploration ? Comment allouer ses ressources alors que celles présentes empêchent celles futures d’être ?
La recherche en gestion de l’innovation a développé des modèles sur l’« ambidextrie organisationnelle » qui éclairent la manière d’organiser ce dualisme exploitation/ exploration afin de créer de la valeur et être vecteur de progrès.
C’est en s’inspirant de ces approches que les entreprises peuvent éviter le piège que tend, bien malgré elle, la CSRD. Celui de nous entraîner sur la voie de la recherche d’efficience et de nous détourner, malgré l’ambition que sert le texte, de l’exploration de nouvelles manières de concevoir l’activité économique.