A Quiberville-sur-mer, une scène atypique attise la curiosité des riverains. En contrebas de la route, une pelleteuse s’acharne méthodiquement sur les sanitaires du camping municipal, dernier vestige du site, situé à l’embouchure de la vallée de la Saâne (Seine-Maritime).
A l’origine de cette démolition : la volonté d’éviter une énième inondation du camping, coincé entre le fleuve côtier, souvent en crue, et la Manche. « Le niveau de la mer sur notre côte a augmenté de 20 cm en 100 ans, dont 10 cm depuis 30 ans... C’est-à-dire que le phénomène s’accélère », met en garde Stéphane Costa, enseignant-chercheur en géographie à l’Université de Caen.
Derrière les chiffres, une réalité : le camping de Quiberville accumule les catastrophes. La dernière crue de 2018 a complètement submergé la vallée. Mais l’inondation qui a marqué les mémoires est celle de 1999. « Dans le camping, une centaine de caravanes flottaient dans 1,60 mètre d’eau », rappelle avec émotion le maire de la commune, Jean-François Bloc.
Destruction des sanitaires, le 20 septembre 2024 / Crédits : Tom Adamczewski
Face à ces menaces, le camping risquait la fermeture administrative, mettant en péril les revenus de la collectivité. Sans compter la possibilité de ne plus trouver d’assureur. Deux voies s’offraient alors : disparaître ou déménager.
Soucieux de conserver le poumon économique de sa petite commune de 500 habitants, Jean-François Bloc a choisi d’opter pour une toute nouvelle structure, à 700 mètres de l’ancien site et plus en altitude.
Lier adaptation et économie
Plus loin de la mer, le nouveau camping, inauguré l’année dernière, mise sur d’autres arguments : piscine, salle de séminaire, hébergements « insolites », projets de compost et de ferme pédagogique… le camping 4 étoiles, exploité par le groupe Seasonova en délégation de service publique, n’a plus grand-chose à voir avec le site populaire d’autrefois. « Le mot d’ordre, c’est slow life et écologie », sourit Camille Goulme, gérante de la structure. Une montée en gamme qui a un coût : entre 1.000 et 1.800 euros la semaine pour un mobile home en pleine saison estivale. Les habitués de l’ancien site n’ont pas forcément compris, admet le maire. « Nous avons fait des études de marché, les gens aujourd’hui aspirent à plus de confort », assure Jean-François Bloc.
L’artificialisation du site de six hectares sera quant à elle compensée par la renaturalisation de l’ancien camping. Soit un « jeu à somme nulle » se félicite Régis Leymarie, délégué adjoint de rivages Normandie, au Conservatoire du littoral, qui contribue au projet.
Hébergements insolites du nouveau camping. Le site a été inauguré en 2023 / Crédits : Tom Adamczewski
Cesser de « lutter contre la nature »
Car le projet ne prévoit pas seulement le démantèlement de l’ancien camping, mais aussi sa renaturation, au plus proche de la biodiversité présente avant la construction de la digue au XIXème siècle. Objectif : creuser une partie de l’aménagement pour laisser la mer s’infiltrer dans la vallée sur 30 à 50 hectares, à chaque marée. En somme : recréer un estuaire pour reconnecter le fleuve à la mer.
C’est là le volet le plus ambitieux du projet « Basse Saâne 2050 », et le symbole d’un basculement du rapport à l’environnement. « Les dix premières années de mon mandat, je pensais qu’on pourrait être plus fort que la nature. Mais ça n’a pas marché », admet le maire de Quiberville-sur-mer, qui tient entre ses mains les photos plastifiées des inondations passées. Le maire, élu depuis 37 ans, préfère aujourd’hui « arrêter de lutter contre la nature ». Un combat perdu d’avance avec le réchauffement climatique.
Actuellement, le fleuve côtier s’écoule par une buse, dont le faible débit aggrave les crues. Aussi, cet aménagement est contraire au plan de restauration de la continuité écologique des cours d’eau, puisqu’il empêche les poissons migrateurs de remonter la Saâne. Pour répondre à ces deux problématiques, un pont de 10 mètres sera creusé dans la digue, pour permettre un écoulement beaucoup plus rapide et naturel de l’eau.
Suite à ces travaux, la vallée changera de visage : la Saâne retrouvera ses méandres d’autrefois, des prés salés et des vasières remplaceront les champs et les berges artificiels d’aujourd’hui. « D’ici deux ans, le paysage sera déjà transformé, atteste Régis Leymarie, du Conservatoire du littoral, qui salue la persévérance du maire dans ce projet. La vallée est de la Saâne l’un des rares territoires qui a osé passer à l’action », ajoute-t-il.
La construction d’un pont à l’embouchure de la Saâne permettra à l’eau d’entrer sur les terres, et de s’écouler plus naturellement en cas de crue / Crédits : Tom Adamczewski
Trouver les financements
De ténacité, le maire de Quiberville-sur-mer n’en a pas manqué. Voilà plus de dix ans que Jean-François Bloc planche sur ce projet.
Il a d’abord fallu trouver les financements : soit près de 9 millions d’euros, rien que pour la relocalisation du camping « Notre commune a un budget annuel de 600.000 euros. Les banquiers me pensaient soit fou, soit visionnaire ! » s’exclame-t-il.
Au total, l’initiative - incluant également la renaturation de la vallée et une station d’épuration dans la commune voisine de Longueil -, atteignait 16,8 millions d’euros. Faute de financement, l’abandon du projet a failli être officialisé en 2016. C’est finalement en s’alliant avec le Royaume-Uni que « Basse Saâne 2050 » a obtenu des fonds de l’Union européenne, via le programme Interreg. Celui-ci a permis de financer à hauteur de 70 % le déménagement du camping, et à 35 % l’ensemble du projet, qui a également obtenu des aides de l’Agence de l’eau Seine-Normandie (34,9 %), de la région (5,7 %), du département (4,1 %), et du Fonds Vert (5,5 %).
Parallèlement, il a aussi fallu convaincre les riverains de l’utilité de ce projet fou, trouver et acheter le terrain du nouveau camping, ou encore persuader les propriétaires des huit bungalows implantés sur la future zone ré-estuarisée d’abandonner leur bien, en vue de leur destruction. Un début, puisque le projet d’adaptation s’étend jusqu’à 2050 et que la montée des eaux se poursuit inexorablement. « Nos successeurs seront plus intelligents que nous, ils auront déjà 25 ans de recul sur ce projet », confie Nicolas Leforestier, président du Syndicat mixte des bassins versants Saâne Vienne Scie.